La Muriel

À quelques milles en aval, la Muriel courait vent arrière. Nicko se trouvait dans son élément. Il avait pris la barre du petit voilier surchargé qu’il guidait d’une main experte le long du chenal au milieu de la rivière, là où le lit était le plus profond et le courant le plus rapide. Tandis que le reflux les emportait à vive allure, la houle s’était levée, de sorte que la Muriel donnait l’impression de bondir sur les vagues.

La pleine lune voguait haut dans le ciel, répandant sur les eaux une clarté argentée qui leur éclairait le chemin. La rivière s’élargissait à mesure qu’ils se rapprochaient de l’océan. Quand les passagers du bateau regardaient autour d’eux, les rives plantées d’arbres parmi lesquels on distinguait çà et là une maison isolée leur paraissaient de plus en plus éloignées. Le silence s’abattit sur leur groupe. Ils se sentaient tout petits et perdus au milieu de cette vaste étendue d’eau. Bientôt, Marcia fut prise de terribles nausées.

Assise sur le pont, le dos appuyé contre la coque, Jenna se cramponnait au cordage que lui avait confié Nicko. Le cordage en question, relié à la petite voile triangulaire à l’avant de la Muriel, subissait une telle traction qu’elle avait le plus grand mal à le retenir. Malgré ses doigts raides et gourds, elle n’osait relâcher son étreinte. Nicko pouvait se montrer très autoritaire quand il était aux commandes d’un bateau.

La bise était glacée et la fraîcheur qui montait de l’eau lui donnait des frissons malgré l’épais chandail, la veste en peau de mouton et le bonnet de laine rêche que Silas avait choisis à son intention dans l’armoire de Sally.

412 dormait, pelotonné contre elle. Après son embarquement forcé, il s’était résigné à son impuissance et avait renoncé à lutter contre les magiciens et les deux enfants bizarres. Quand la Muriel avait dépassé le rocher du Corbeau et qu’il avait cessé de voir le Château, il s’était tout bonnement roulé en boule aux côtés de Jenna et n’avait pas tardé à sombrer dans le sommeil. Maintenant qu’ils naviguaient dans des eaux plus agitées, sa tête cognait le mât au gré des mouvements du bateau. Voyant cela, Jenna le déplaça délicatement et lui fit un oreiller de ses genoux. En contemplant le visage aux joues creuses et aux traits tirés qui disparaissait presque sous son bonnet rouge, elle se dit qu’il paraissait plus heureux dans son sommeil que réveillé. Puis elle songea à Sally.

Jenna aimait beaucoup Sally, son bavardage incessant et ses récits tellement vivants. Quand elle entrait en coup de vent chez les Heap, elle leur apportait toute l’activité et l’animation du Château et Jenna adorait cela.

— J’espère qu’il n’arrivera rien à Sally, murmura-t-elle en écoutant les craquements réguliers et le bruissement soyeux et obstiné du petit voilier fendant les eaux sombres et miroitantes.

— Moi aussi, poupette, acquiesça Silas, absorbé dans ses pensées.

Depuis que le Château avait disparu, il avait eu tout le temps de réfléchir. Il avait d’abord songé à Sarah et aux garçons, en espérant qu’ils avaient atteint sans encombre l’arbre-maison de Galen, puis l’image de Sally s’était imposée à son esprit, lui causant un certain malaise.

— Elle s’en sortira, assura Marcia d’une voix à peine audible. (Elle détestait avoir la nausée.)

— Je te reconnais bien là ! attaqua Silas. À présent que tu es magicienne extraordinaire, tu crois pouvoir te servir des autres et les jeter sans plus y penser. Tu as perdu le contact avec la réalité. Alors que nous, magiciens ordinaires, nous savons ce qu’est le danger...

— On avance bien, annonça Nicko afin de détourner la conversation.

Il n’aimait pas quand Silas commençait à se plaindre. Pour sa part, Nicko ne voyait aucun mal à n’être qu’un magicien ordinaire. S’il le laissait volontiers aux autres - trop de livres à étudier et pas assez de temps pour naviguer -, il estimait que c’était un travail parfaitement respectable. Et puis, qui aurait voulu devenir magicien extraordinaire ? Pas lui, en tout cas. Pour passer sa vie entre les murs d’une tour biscornue et ne pouvoir faire un pas dehors sans que tout le monde vous dévore des yeux...

Marcia soupira.

— Je suppose que le talisman en platine que j’ai décroché de ma ceinture lui aura été de quelque secours, dit-elle lentement en scrutant la rive qui s’éloignait de plus en plus.

— Tu as donné un talisman à Sally ? demanda Silas, stupéfait. N’est-ce pas un peu risqué ? Il pourrait te faire défaut.

— Elle en aura plus besoin que moi. Et puis, elle va rejoindre Sarah et Galen. Elles aussi pourraient le trouver utile. Maintenant, tais-toi. Je crois que je vais vomir.

Un silence gêné s’abattit sur le bateau.

— La Muriel avance bien, Nicko. Tu es un fameux marin, reprit Silas un peu plus tard.

— Merci, papa, répondit Nicko avec le sourire qu’il arborait chaque fois qu’il trouvait un bateau à son goût.

Il manœuvrait la barre d’une main experte, de façon à contrer la force du vent qui gonflait les voiles. Sous sa conduite, la Muriel semblait chevaucher les vagues en chantant.

— Ce sont les marais de Marram, papa ? demanda-t-il au bout d’un moment en pointant le doigt vers la rive à bâbord.

Il avait remarqué des changements dans le paysage. La Muriel naviguait à présent au milieu d’une vaste étendue d’eau et on apercevait au loin une plaine saupoudrée de neige qui miroitait au clair de lune.

Silas scruta à son tour l’horizon.

— Tu devrais t’approcher, suggéra-t-il en agitant le bras dans la direction que désignait son fils. Comme ça, on repérerait mieux la passe de Deppen. C’est elle qu’on cherche.

Silas craignait de rater l’entrée du chenal qui menait au cottage de tante Zelda. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas rendu visite à sa parente et, à ses yeux, ces marais se ressemblaient tous.

Nicko venait de changer de cap suivant les indications de son père quand un pinceau de lumière vive déchira la nuit derrière eux.

C’était le projecteur de la chaloupe.